Même si le mot « émotion » ne fait véritablement son entrée dans le lexique français qu’au XVIe siècle – auparavant, les auteurs parlaient plutôt de « passions » ou de « sentiments » –, les émotions telles que la colère, la joie ou la tristesse ont toujours existé et elles constituent un objet de réflexion pour les penseurs et philosophes depuis l’Antiquité, aussi bien en Orient qu’en Occident. Ce n’est pas sous l’angle de leur réalité « biologique » que l’historien aborde la question, mais en s’intéressant à l’histoire sociale, à l’évolution des sensibilités ou de leurs modes d’expression selon les époques, à partir de sources aussi diverses que l’art, la littérature, la musique, les correspondances, les traités religieux ou les chroniques. Jusqu’au xixe siècle, c’est principalement dans le champ de la philosophie que naît la réflexion sur les émotions (Luminet, 2008). Les années 1930 voient naître un nouveau champ de recherche, qui se révèle particulièrement fécond à partir des années 1980-1990 : un contexte de plus en plus international et la rencontre entre diverses disciplines des sciences de l’homme favorise en effet la multiplication de travaux et l’émergence de nouveaux concepts tels que les « communautés émotionnelles » (Barbara Rosenwein), les « régimes émotionnels » (William Reddy), ou encore, le « capitalisme émotionnel » (Eva Illouz).
Dans l’Antiquité, il n’existe guère de liste fixe des « passions » : leur nombre et leurs noms varie avec le temps et selon les auteurs, même si certaines catégories demeurent, telles que la colère, la joie, la peur, le chagrin, l’envie. Platon (427-358 av. J.C.) considère, dans une perspective dualiste, le corps comme distinct de l’âme, cette dernière étant constituée de trois parties, sièges de la raison, du désir et de la colère. Les passions peuvent constituer un frein à la raison. De son côté, Aristote (384-324 av. J.C.) considère les émotions comme des « sentiments qui changent l’homme de façon à affecter son jugement et qui sont accompagnés par la souffrance ou le plaisir » (Rhétorique II, Chapitre 1). Il s’intéresse particulièrement à l’aspect cognitif des émotions, qu’il considère comme largement tributaires du statut, des croyances, des attitudes et des objectifs personnels, tout en soulignant l’importance du lien qu’elles entretiennent avec le discours (Luminet, 2008). De manière générale, les auteurs de l’Antiquité grecque insistent sur la nécessité de se détacher des passions pour atteindre la sérénité ou ataraxie (Sartre, 2016 ).
L’importance du détachement par rapport aux émotions traverse également les textes philosophiques de l’Inde antique. Pas plus qu’en grec, il n’existe en sanskrit de terme parfaitement équivalent au mot « émotion », mais des réflexions apparaissent aux environs du début de notre ère dans les plus anciens d’esthétique sur les sentiments ou émotions suscités par une œuvre d’art. Exprimés par exemple par le jeu de l’acteur au théâtre, ils sont traditionnellement appelés rasa, un mot qui signifie littéralement « jus », « sève », « essence » et qui désigne par extension une « saveur ». Les rasa sont au nombre de huit ou neuf selon les sources : l’amour ou l’attirance, le dégoût ou l’aversion, la joie, la colère, la tristesse ou douleur, la peur, la tristesse, l’émerveillement et la sérénité.
La période médiévale est le théâtre de toutes sortes de représentations, en particulier celui d’un âge sombre où les passions et l’impulsivité auraient régné en maîtres, tandis que la religion dominante en Occident, le Christianisme, est parfois qualifié de « religion du salut par les passions ». L’amour (celui de Dieu et celui du prochain), la honte, l’espérance y sont omniprésents. Chez les théoriciens du Moyen Âge, les sources qui nous renseignent sur les conceptions des émotions sont principalement de nature pastorale – traités de théologie, règles monastiques, exégèse. Les émotions y sont surtout traitées en lien avec des notions comme le « bien » et le « mal », le « vice » et la « vertu », ou encore la tentation (Pezé, 2013).
L’un des fondateurs de la philosophie moderne, René Descartes (1596-1650) s’intéresse tout particulièrement à l’aspect cognitif des « passions ». Profondément dualiste, il oppose le corps et l’âme et souligne le caractère perturbateur des émotions sur la raison. Selon lui, il n’est pas nécessaire que les émotions résident dans le corps pour que nous puissions les percevoir. Descartes fait remarquer l’émergence de tendances automatiques induites par les situations émotionnelles et également l’aspect informatif des émotions. En effet, elles donneraient des informations sur les choses qui sont importantes pour nous. Les émotions jouent par ailleurs un rôle dans la fixation des souvenirs en mémoire, et il est possible de les réguler : « Par exemple, si la colère fait lever la main pour frapper, la volonté peut ordinairement la retenir ; si la peur incite les gens à fuir, la volonté peut les arrêter et ainsi des autres » (Luminet, 2008).
En étudiant l’évolution de la socialisation émotionnelle d’un point de vue socio-historique, Norbert Elias (1973) met en lumière les variations des codes émotionnels selon les périodes historiques et selon la position des différents groupes dans la société. Il montre en particulier le contrôle croissant qu’exerce la société sur les codes émotionnels, de la fin du Moyen Âge, où la courtoisie constituait le signe distinctif de la société féodale, à la Renaissance, qui se caractérise par une régulation plus importante de l’affectivité, jusqu’à l’émergence au cours du dix-huitième siècle de ce qu’Elias nomme la « civilisation ». Cette dernière est marquée par une régulation des émotions de plus en plus intériorisée et un auto-contrôle croissant des individus (Montandon, 1992).
Le milieu du dix-huitième siècle et l’époque révolutionnaire se caractérisent par un « besoin inédit d’émotion » et une sensibilité nouvelle aux émotions suscitées par la nature et les phénomènes naturels (Corbin, 2016). À partir du dix-neuvième siècle, la question des émotions continue à occuper une place centrale dans les arts et la littérature, mais elle s’inscrit aussi de manière décisive dans le champ des études scientifiques. Dans son ouvrage The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872), le naturaliste Charles Darwin (1809-1882) considère que l’expression des émotions remplit une fonction adaptative dans la mesure où elle permet de communiquer à autrui des intentions de comportements. Les émotions jouent un rôle important dans le développement des formes sociales d’organisation au cours de l’évolution. Son observation des manifestations d’émotions chez les humains et chez les animaux l’amène à les considérer comme universelles c’est-à-dire présentes dans toutes les cultures et tous les pays, une thèse qui a été remise en cause, notamment par les anthropologues, pour qui l’expression des émotions varie selon les cultures (Nugier 2009 ; Visioli, Petiot et Ria, 2015).
Au même moment, la médecine et la psychologie s’emparent de la question et une partie des débats se concentre sur les liens entre l’expérience émotionnelle et les réactions corporelles qui y sont associées. Sigmund Freud (1856-1939) lie notamment le corps et l’esprit en soulignant l’importance des symptômes physiques induits par des causes mentales. Il prend en considération deux variables de l’émotion : les réactions comportementales et les réactions cognitives et montre que les émotions sont des processus complexes, qui ne sont pas toujours observables ou compris (Luminet, 2008). En parallèle, d’autres études sont menées sur des états émotionnels particuliers ou sur les émotions déréglées, notamment par Jean-Martin Charcot (1825-1893). Le psychologue William James (1842-1910) est l’un des premiers à suggérer que les différents états émotionnels peuvent résulter de l’activation de certaines parties du système nerveux autonome.
L’histoire contemporaine des sciences affectives est marquée par différents courants théoriques. On distingue notamment 1) les approches dites « catégorielles » et « dimensionnelles » développées à partir des années 1960 ; 2) les théories de l’évaluation cognitive illustrées par les débats opposant d’une part William James (1942-1910) et Carl Lange (1834-1900), d’autre part Walter Cannon (1871-1945) et Philip Bard (1898-1977) ; 3) les perspectives fonctionnalistes dans le prolongement des travaux de Charles Darwin (Conty et Dubal, 2018).
L’approche catégorielle se propose de caractériser les différentes émotions, notamment à partir de l’étude des expressions faciales, en mettant l’accent sur leur caractère universel. C’est notamment dans cette tradition que s’inscrivent les travaux du psychologue Paul Ekman. Une série d’études menées à partir de photographies dans 21 pays lui a permis de mettre en évidence cinq émotions « primaires » ou « émotions simples » : la joie, la tristesse, la colère, la peur et le dégoût. D’autres émotions ont fait l’objet de débats, comme la surprise ou le mépris dont l’expression n’est pas été retrouvée dans toutes les cultures. Les émotions « primaires » apparaissent rapidement en réaction à un stimulus, de façon automatique et involontaire ; elles sont présentes chez différentes espèces animales. Chacune d’elle se caractérise par une mimique faciale qui lui est propre. Ce groupe d’émotions se distinguent des émotions « secondaires », également nommées « complexes » ou « mixtes », qui résulteraient d’une combinaison entre des émotions primaires et d’autres facteurs tels que les représentations mentales – de soi, d’autrui, de situations, etc. En poursuivant ses travaux sur les différences culturelles, Ekman (1993) élargit la palette des émotions recensées et élabore une théorie visant à réconcilier les partisans de la thèse selon laquelle les émotions sont universelles et ceux qui soutiennent que les émotions sont socialement et culturellement déterminées : il existerait bel et bien une reconnaissance universelle de l’expression de certaines émotions, mais leur manifestation publique serait régie par des normes sociales variables d’une culture à l’autre. Les émotions secondaires, elles, ne sont pas universelles et se développeraient progressivement à partir des émotions primaires et des expériences de la vie (Damasio 1999). Les conclusions d’Ekman ont fait l’objet de nombreuses critiques et différentes autres classifications ont été proposées, comme par exemple des émotions réflexives, sociales ou morales (fierté, honte, culpabilité, gratitude), ou encore une émotion esthétiques devant une œuvre d’art ou ou épistémiques face à des connaissances nouvelles.
L’approche dimensionnelle postule l’existence d’une continuité entre les différentes émotions et les envisage à l’aune d’un nombre limité de dimensions opposées. C’est le cas, par exemple, du modèle « circomplexe » de James Russel (1980), où les émotions s’articulent autour de deux axes « plaisir/déplaisir » et « activation/dé-activation ».
Modèle « circumplexe » de James Russel (Conty et Dubal, 2018)
Le modèle de Robert Plutchik se décline à partir de huit émotions principales qui s’opposent deux à deux : joie et tristesse, peur et colère, dégoût et attirance, surprise et anticipation. En fonction de leur intensité et des relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres, différentes nuances d’émotions émergent, associées à une riche palette lexicale, organisées dans l’espace sur une rosace colorée.
Roue des émotions de Robert Plutchik
Le débat entre James-Lange et Cannon-Bard porte sur les liens entre les manifestations physiologiques liées à une émotion (modification du rythme cardiaque, sueur, etc.) et l’évaluation cognitive de la situation. Pour les premiers, les réactions corporelles précèdent l’émotion, qui « serait déterminée par la perception d’un pattern d’activation physiologique spécifique », tandis que pour Cannon et Bard, l’émotion est « un phénomène cognitif qui s’accompagne de façon aspécifique et non causale de réactions physiologiques et somatiques » (Conty et Dubal, 2018). Enfin, les travaux de Darwin ont également donné naissance à un courant de recherche qui s’est intéressé plus particulièrement à la fonction adaptative des émotions. Considérées comme un phénomène biologiquement déterminé, elles permettant aux individus de répondre de façon adéquate aux circonstances environnementales, qu’il s’agisse d’obstacles ou d’opportunités.
À cette vision de l’émotion s’oppose une approche contemporaine radicalement différente, la perspective socio-constructiviste, qui envisage les émotions et les comportements des êtres humains comme des constructions sociales et culturelles, refusant de les considérer comme des phénomènes biologiquement déterminés. Dans cette perspective, les émotions sont considérées comme le produit de la socialisation au sein d’une culture donnée ; elles sont indissociables des rôles tenus par les individus dans cette culture et ne peuvent être étudiées qu’en prenant en considération leurs fonctions sociales et individuelles dans un contexte spécifique (Nugier, 2009).
Il ne faudrait cependant pas en conclure que ces points de vue sont totalement inconciliables. Dès la fin du XXe siècle, la sociologue Cléopâtre Montandon (1992) a ainsi plaidé en faveur d’une approche intégrée des émotions prenant en compte aussi bien leur dimension de construction sociale que leur substrat physiologique, leurs caractéristiques objectives que le sens subjectif que leur donnent les individus, et en proposant d’utiliser conjointement pour les étudier des méthodes qualitatives et quantitatives. Plus récemment, l’historien américain William Reddy (2010 ; 2019), s’appuie sur une analyse critique des apports de l’anthropologie et des sciences cognitives pour proposer un modèle plus global, en envisageant les émotions non pas comme des processus inconscients et spontanés ou comme des réponses biologiques préprogrammées à des stimuli, mais comme des habitudes cognitives intégrées, et même incorporées, qui dépendent d’apprentissages et de codes sociaux. Les croisements de regards entre disciplines portent leurs fruits et il revient à chacun, en fin de compte, de choisir l’angle d’approche le plus pertinent en fonction de ses besoins ou des objectifs visés, qu’il s’agisse d’élargir sa culture ou de d’utiliser ces connaissances à des fins pratiques avec des enfants, en classe ou dans la vie quotidienne.
Toutes les références bibliographiques se trouvent sur cette page.
Retrouvez le premier épisode – Qu’est-ce qu’une émotion ?
Les différents articles ont été rédigés par Pascale Haag (EHESS, BONHEURS) et Lisa Cognard (université Paris Diderot, CRI).
Un grand merci à Margot Le Lepvrier pour les illustrations
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