Petit-déjeuner Scientifique du 20 mai 2022 Intervenante : Sylvie Jouan
Chaque trimestre, le Lab School Network organise des Petits-déjeuners scientifiques. Il s'agit de rencontres conviviales durant lesquelles un chercheur ou une chercheuse est invité.e pour parler de ses travaux sur différents thèmes touchant à l’éducation. Ces événements permettent de renforcer les liens entre la recherche, les acteurs de l’éducation et tous les citoyens apprenants.
Pour ce troisième Petit-déjeuner scientifique de l’année 2021-2022, le Lab School Network a eu le plaisir d'accueillir Sylvie JOUAN, professeur de philosophie qui travaille en tant que formatrice à la faculté d'éducation de l'université de Montpellier, site de Mende, Espé Languedoc-Roussillon. Elle intervient également sur le terrain en accompagnant des enseignants stagiaires. Le contexte rural dans lequel elle exerce lui a permis d'explorer la spécificité des classes multiâges. Ses observations constituent le point de départ de son travail de recherche universitaire en sciences de l'éducation.
Contenu de l’exposé
Précisons ce que nous appelons « multiâge » : ce terme désigne le fait de regrouper dans un même espace classe un ensemble d’élèves ayant des niveaux institutionnels différents. C’est une configuration de classe historiquement ancrée dans le paysage scolaire français. En 1877, 86% des écoles primaires publiques sont à classe unique et elles sont encore 61% à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les classes à plusieurs cours (CPC) étaient majoritaires en milieu rural, mais aujourd’hui elles sont également présentes en milieu urbain. Plus précisément aujourd’hui, 47,5% des élèves des écoles primaires publiques sont scolarisés en classe à plusieurs cours. La définition de la classe ne prend pas en considération ces faits.
« Dans le premier degré, le terme de « classe » correspond normalement à un groupe d’élèves scolarisés ensemble au même niveau pendant une année scolaire. [...] Toutefois, dans certaines écoles, les effectifs sont tels que des élèves de niveaux différents sont regroupés dans une même classe ; on a alors une classe « multiniveaux ». Certaines écoles ne comportent qu’une seule classe, regroupant le plus souvent plusieurs niveaux ; on parle alors de classe « unique ». » (RERS, MEN-DEPP 2020).
Il y a quelque chose de paradoxal entre les données statistiques qui nous indiquent que ce genre de classe n’a rien d’exceptionnel et la définition de la classe qui, en elle-même, ne prend pas en compte la possibilité d’avoir des regroupements multiniveaux. Il y a donc un conflit de normes entre la norme prescrite qui apparaît dans la définition ci-dessus, de ce que doit être la classe, et la norme réelle qui se définit par la fréquence statistique et donc la norme de ce qu’est en réalité la classe. La question est donc de savoir pourquoi ce paradoxe et l’hypothèse faite est la suivante : la classe à plusieurs cours se heurte au modèle de la classe homogène prescrit par la forme scolaire dominante.
La forme scolaire
Ce concept, développé par le sociologue Guy Vincent (1933-2017), est défini comme une forme socio-historique qui se caractérise par : un espace clos, un temps spécifique pour donner l’emploi du temps, dans lequel l’écrit domine, où le rapport entre les élèves et les enseignants est impersonnel et qui regroupe les élèves par âges et niveaux. Cette forme scolaire s’est développée en Occident à partir du XVIIe siècle sur le modèle de l’école lasallienne en milieu urbain donné par Jean Baptiste de La Salle (1720) dans La conduite des écoles chrétiennes. Dans ces écrits, on peut comprendre que cette école répond à une finalité politique et morale, l’école assujettit à des règles. La caractéristique pédagogique essentielle de cette école est que les frères des écoles chrétiennes enseignent selon ce que l’on appelle la méthode d’enseignement simultanée qui consiste à faire faire la même chose à tous les élèves en même temps avec une centration sur le maître frère qui est le garant d’une éducation morale.
Généalogie du modèle de la classe homogène
La querelle des modes pédagogiques qui a eu lieu en France durant la Restauration (1815-1830) opposait la méthode mutuelle et la méthode d’enseignement simultané. La méthode mutuelle est importée d’outre manche, elle avait été initiée par des pédagogues protestants et repose sur le principe du monitorat, c’est-à-dire qu’un seul enseignant peut regrouper dans un même espace classe plusieurs centaines d’élèves, considérant qu’ils seront ensuite regroupés par domaines d’apprentissage et niveaux spécifiques, ces petits groupes étant dirigés par un élève moniteur. L’enseignant délègue ainsi son pouvoir d’enseigner aux élèves moniteurs les plus avancés, de sorte que, dans un espace classe qui regroupe plusieurs centaines d’élèves, on a plusieurs classes qui correspondent à des niveaux différents. Nous n’avons alors plus du tout affaire à la simultanéité des apprentissages, d’où une vive opposition qui repose également sur le statut de l’enseignant. Dans la méthode mutuelle, il n’y a plus un maître au centre qui prêche le savoir. Cette querelle a donné lieu au choix politique réalisé par l’institution scolaire d’Etat de l’enseignement simultané. Elle se justifie par le fait que le but est avant tout d’éduquer moralement les enfants. La méthode d’enseignement simultané est celle qui va permettre aux élèves de recevoir le savoir directement de la bouche de l’enseignant qui sait. Cette méthode ne vaut que si le niveau des élèves est homogène : faire la même chose en même temps à tous les élèves est impossible si les niveaux sont mélangés. Dans toutes les écoles d'enseignement simultané, il y aura alors plusieurs classes. Cette méthode est donc incompatible avec la classe à plusieurs cours et la classe unique qui est la forme extrême de la classe multiniveaux. La classe à plusieurs cours n’est donc pas considérée comme une vraie classe.
La classe à plusieurs cours n’est pas considérée comme une véritable classe car elle n’est pas ce qu’elle doit être. Nous comprenons la raison : la classe à plusieurs cours étant par essence hétérogène, nous ne pouvons pas appliquer la méthode simultanée et donc un enseignement adapté à tous les élèves.
Il y a cet idéal d’homogénéité qui est corrélé à un apprentissage selon une cadence unique. Dans les même esprit il y a l’article sur l’enseignement simultané de Buisson :
Là nous avons la conséquence sur le type de regroupement à privilégier dans la configuration des classes. Évidemment nous comprenons que cet idéal est irréalisable dans une classe à plusieurs cours, elle ne peut pas être à proprement parler, considérée comme un lieu d’éducation.
Persistances au XXe siècle
Le type d’approche pédagogique à développer dans ces classes n’est pas du tout thématisé et théorisé par l’institution et dans les divers textes officiels. L’une des explications que nous pouvons apporter à cet impensé est le regard dépréciateur qui associe la CPC à la ruralité étant elle-même considérée de manière péjorative aux yeux des administrateurs de l’Education Nationale.
Analyse des rapports (1990-2000) et circulaires (1964-1998) sur l’école rurale :
Rapports Mauger 1992, Lebossé 1998, Duhamel et al.,2003 : une école désuète, sous équipée, inefficace vs. une école urbaine, moderne et performante : le « groupe scolaire » comprenant au moins une classe par cours apparaît comme le modèle de l’école moderne propice aux apprentissages.
Circulaires de 1964 à 1993 : approche quantitative qui va justifier la fermeture de classes et d’écoles avec des regroupements pédagogiques. Approche qualitative via RPI (regroupements pédagogiques intercommunaux) visant l’homogénéité.
Malgré cela, la recherche française nous donne des éléments qui auraient pu aider l’institution scolaire à gérer différemment le réseau des écoles.
DEP 1990 (F. Oeuvrard), 1995 (A. Brizard)
IREDU 1996 (C. Leroy-Audoin et A. Mingat) – 2007 (C. Leroy-Audoin et B. Suchaut)
Enquêtes OER/OET (Alpes 2012).
Conclusions en 1996
Les élèves des classes multi-âges sont plus performants en CE2 et en 6e.
Ils redoublent moins que leurs homologues des classes à un seul cours.
L’écart se creuse même lorsqu’ils sont en classe unique, ce qui confirme l’avantage de la forte hétérogénéité déjà mis en évidence par Brizard (1995).
Il y a un élément particulièrement intéressant qui concerne la gestion du temps. Dans une classe à un seul niveau, quand un élève a terminé son travail, il attend que les autres aient terminé. Dans une classe à plusieurs cours, quand l’élève a terminé il peut attendre longtemps, donc l’enseignant met en place une méthode permettant à l’élève de continuer son travail sans qu’il ait forcément besoin de sa présence (cf. Leroy-Audoin et Mingat (1996). Les groupements d’élèves dans les écoles primaires rurales en France : efficacité pédagogique et intégration des élèves au collège, Notes de l’Irédu, 1).
2006-2007 : de nouveaux résultats qui relancent le débat ?
De nouvelles enquêtes aboutissent à la conclusion que les cours simples sont préférables aux cours doubles. Le travail de ces études portent sur les cours doubles et non pas multi-âges mais à deux niveaux. Cela montre que nous devons faire une distinction entre les classes multi-âges et celles à double niveaux. Nouvelle étude de C. Leroy-Audoin et B. Suchaut :
« Efficacité pédagogique des classes à plusieurs cours : des résultats nouveaux qui relancent le débat. » Les notes de l’Irédu, sept. 2006
« Les classes à plusieurs cours, principes de consTtuTon, affectaTon des élèves et effets pédagogiques », Les Cahiers de l’Irédu, n° 69, mai 2007
Dans son article « Efficacité pédagogique des classes à cours double à l’école primaire : le cas du cours préparatoire » (Revue Française de pédagogie, n°173 p. 54), Bruno Suchaut (2010) souligne l’importance de ces distinctions : « Il apparaît que le terme générique de “classe à plusieurs cours n’est pas pertinent dans le sens où les résultats peuvent être très différents selon le nombre de cours et selon le niveau scolaire considéré. »
D’où sa conclusion :
« L’hétérogénéité des âges peut être source de situations porteuses d’efficacité et qui se matérialisent par des phénomènes de tutorat, d’imitation ou de cotutelle (Leroy-Audouin & Suchaut, 1994). Là aussi, tout dépendra des écarts d’âge entre les élèves, du nombre d’élèves dans le groupe classe et de l’habileté de l’enseignant à favoriser l’émergence et la fréquence de tels phénomènes. Sur ces deux aspects, gestion du temps d’enseignement et interactions entre pairs, les classes d’âge entre élèves, peuvent alors devenir un contexte d’apprentissage pertinent, ce qui pourrait aussi expliquer les résultats positifs sur l’école rurale concernant les classes uniques. » (Suchaut, 2010, p. 62).
La classe à plusieurs cours comme espace d’invention d’une nouvelle forme scolaire
Observations des pratiques en CPC
Contexte : environ 60 classes sur 2 départements de France métropolitaine.
Constats : typologie des CPC selon 3 variables
nombre de cours (<3/ >3)
rural / urbain
choix des enseignants (CPC contraintes ou choisies)
Résultats
Les enseignants mettent en place le mode simultané dans les classes à cours double non choisies
Pratiques « alternatives » à la forme scolaire dans les classes de + de 2 niveaux, ou si choix des enseignants
Entretiens avec des enseignants ayant choisi la CPC
Motivations pédagogiques en amont : insatisfaction dans la gestion de l’hétérogénéité, sentiment d’inefficacité pédagogique (organisation de classe inadaptée aux missions de l’école), volonté d’inventer autre chose, de changer de modèle pédagogique.
Choix de classes à + de 2 cours, pour une plus grande hétérogénéité d’âges :
Mode alternatif à la méthode simultanée combinant les différents niveaux pour tirer parti de l’hétérogénéité (alternatif à la méthode simultanée) et favoriser la différenciation
Usage des outils coopératifs, rattachés plus ou moins explicitement à des mouvements pédagogiques, plus généralement à des pédagogies différentes
Les effets de ces mises en œuvres sont un sentiment d’inventer du nouveau et d’expérience probante en accord avec l’exigence de différenciation et une meilleure connaissance des élèves.
Conclusion
L’analyse des réticences institutionnelles à l’égard des CPC révèle la persistance du modèle de la classe homogène corrélé à la forme scolaire.
Une forme scolaire d’origine lassalienne toujours structurante, souvent à l’insu des acteurs de l’école (« incorporation » - Bourdieu, « transparence » - Veyrunes 2016).
L’exigence de différenciation met en tension cette forme scolaire, et peut conduire des enseignants à subvertir cette forme, pour en inventer une nouvelle considérée par les enseignants « subversifs » comme plus à même de faire réussir tous les élèves : la CPC apparaît alors comme un terreau propice à cette émergence.
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